La sophrologie en clinique infanto juvénile au CHU à Bruxelles
*Tous les mots en italique sont des termes utilisés lors de la consultation. Pour préserver l’anonymat, les noms des protagonistes ont été changés.
Présentation
Sophrologue depuis 2015 et à la suite de l'obtention de mon master en psychologie clinique et psychopathologie à l'Université Libre de Bruxelles, j'ai décidé d'entreprendre un troisième cycle pendant un an en psychothérapie avec une spécialisation en orientation infanto juvénile. Cela m'a amenée à effectuer un stage dans un hôpital universitaire (CHU Saint-Pierre) à Bruxelles au sein de la clinique psychiatrique de l'enfant et de la famille (CLIPP), structure qui reçoit des enfants à partir de 3 ans, des adolescents et leurs familles. Nous recevons principalement des demandes de prise en charge émanant de pédopsychiatres, de médecins, de neuropsychologues ou de neuropédiatres, allant de la simple demande d'un bilan psychologique (intellectuel et/ou psychoaffectif), de la suspicion d'un trouble du syndrome autistique (TSA), à la consultation pour adolescents présentant des troubles du comportement alimentaire (TCA), d'anxio-dépression, de toxicomanie, concernant aussi des cas de violence intrafamiliale ou encore de harcèlement scolaire. Mon mandat durant ce stage est de proposer principalement des consultations de suivis et des bilans psychologiques. Toutefois, connaissant mon parcours et ma formation en sophrologie, il me fut également possible d’intégrer la sophrologie en l'utilisant comme un outil supplémentaire dans ma pratique et non comme une fonction à part entière dans le cadre de mon mandat. Dans ce contexte, les patients ne viennent pas spontanément pour des séances de sophrologie, mais pour bénéficier de consultations psychologiques. De fait, pour chaque cas et en fonction de l'analyse de la demande et de leurs besoins, il a été possible de proposer aux patients la mise en place de séances de sophrologie à l'issue d'un suivi thérapeutique. Dans l’étude de cas qui suit, nous avons commencé dans un premier temps par plusieurs séances de consultations psychologiques et nous avons continué le suivi avec dix séances en sophrologie.
Je reçois donc pour un premier entretien à la clinique du CLIPP, Alice, une adolescente de 14 ans orientée par un collègue pédopsychiatre, dont le motif de consultation principale était que la jeune fille avait besoin d’un espace thérapeutique pour aborder les questions relatives à son identité, présentant des affects dépressifs et un repli sur soi. La mère semble très préoccupée par le comportement inhabituel de sa fille.
Le premier entretien
Outre la présentation de mon cadre de travail et les informations anamnestiques recueillies, j'ai pu obtenir, au-delà du contenu manifeste des déclarations de la mère, une première représentation de l'état de la situation à la fois dans sa dimension objective et subjective concernant sa fille. En effet, lors de ce premier entretien, je rencontre Alice accompagnée de sa maman, toutes deux assises côte à côte, la première les yeux rivés au sol et la deuxième cherchant un contact visuel avec sa fille, en vain. En guise de préambule, je me présente, ma fonction, mon cadre de travail et j’expose la raison de la demande en mentionnant d'emblée que l'entretien se déroulera en deux temps : un premier temps où nous échangerons ensemble sur la demande, puis lors du second temps, je m'entretiendrai seule avec Alice. Par la suite, j'invite madame à m’expliciter la demande de consultation. Elle commencera par me dire que sa fille ne parle presque pas à la maison et que depuis septembre, elle est de plus en plus inquiète, car Alice se cloître dans sa chambre pour jouer aux jeux vidéo, se coupant de toute relation et d’activités sociales.
Par la suite, j’invite madame à remonter le fil de sa propre histoire. Originaire du Rwanda, elle a fui le génocide rwandais pour venir s’installer et être en sécurité en Belgique. Elle m'a confié qu'elle avait eu deux séances avec un psychologue, mais qu'elle se sentait assez « forte » pour interrompre sa thérapie. Elle affirme qu'emmener sa fille consulter un psychologue est un « truc de blanc », qu'elle a longtemps hésité quant à l'intérêt de conduire sa fille au CLIPP. Pourtant se sentant impuissante face au comportement très inhibé d’Alice, elle choisit tout de même de se tourner vers un psychiatre pour tenter de l'aider au mieux.
Madame est divorcée du papa d’Alice, néanmoins ils entretiennent une bonne relation. Je note simultanément en l’écoutant que je suis face à une maman très souriante, soucieuse du bien-être de sa fille, qui cherche à la valoriser devant moi. Par exemple, elle me dira à plusieurs reprises : « elle a plein de qualité je ne comprends pas qu’elle se cache comme ça ». Alice est son unique fille et la benjamine d’une fratrie de deux garçons de 15 et 21 ans. Elle semble avoir une bonne relation avec ses deux frères et me dira par la suite « admirer énormément » son plus grand frère. Pendant que Madame me parle d’Alice, je regarde cette dernière attentivement qui en retour soit me fixe du regard, soit baisse la tête dès que mes yeux se posent sur elle. Son malaise est palpable. Elle ne prendra pas la parole durant la première partie de l'entretien même lorsque je l'invite à m'expliquer ce qui l'amène à venir me voir. Après avoir recueilli et entendu la demande de la maman, je vais également exposer une possibilité de prise en charge en sophrologie. Une fois que les bases et les modalités de cette approche ont été expliquées, j'ai entendu un timide « oui » de la voix éteinte d’Alice, obtenue après lui avoir demandé si elle était disposée à faire des séances de sophrologie également.
À la moitié de l'entretien, Madame sort, comme convenu, pour aller dans la salle d'attente. Avant de se lever, elle me dira : « de toute façon, elle ne parlera pas tant que je serai là ». En effet, sitôt sortie, c'est Alice qui entame un long monologue pour me présenter de sa voix faible et dissonante, les problèmes auxquels elle est confrontée. Ses propos portent principalement sur ses difficultés personnelles (remise en question de son identité de fille, culpabilité et honte), sur son rapport aux autres (difficulté à s'intégrer dans un groupe, difficulté à s'exprimer) ainsi que sur le sens de la vie. Non seulement Alice dépose tout ce qu'elle a sur le cœur, mais je peine à l'interrompre tant elle est logorrhéique. Il m'apparaît alors qu'elle a retenu dans son esprit tout ce dont elle doit absolument me parler. Un sentiment d'urgence à tout me dire jaillit de la séance de manière ostensible un peu comme si elle en conservait le contenu depuis un certain temps. Une hypothèse clinique se dessine autour de cette façon inattendue d'agir. Ce mode de fonctionnement, à savoir le fait d'être logorrhéique pendant les séances, peut en effet être une façon de combler un vide, de cacher une souffrance ou des affects dépressifs. Ces premières observations sont à retenir et se confirmeront après plusieurs séances passées ensemble.
Ce premier entretien marque le début d’un suivi thérapeutique et d’une prise en charge en sophrologie à raison d’une séance par semaine de novembre 2021 à juin 2022. Par la suite, je reverrai la maman deux fois lors d’entretiens de suivi thérapeutique. Le père ne sera jamais présent.
- Les autres entretiens
Alice vient une fois par semaine au CLIPP. À chaque séance, elle adopte une attitude placide et coopérative. Elle se dévoile petit à petit et nous établissons progressivement une alliance thérapeutique. Lors des séances, elle se montre loquace, me parle de ses amis, de ses peurs, de ses doutes, elle me laisse entrevoir aussi que son rapport à sa féminité reste encore complexe. Qui plus est, avec le masque obligatoire à l'hôpital, je ne vois que ses grands yeux noirs, car son corps est dissimulé sous ses vêtements amples ainsi que ses cheveux courts à la garçonne restent cachés sous un bonnet noir qui les dissimule totalement. Elle me confie avoir « honte » d'être qui elle est, elle voudrait être différente et parvenir à se comporter comme les autres filles de son âge, ce qui signifie pour elle : « être une fille féminine et être sociable ». En outre, elle présente des ruminations permanentes, nous passerons plusieurs séances sur les mêmes sujets. Inlassablement, elle reviendra avec des phrases types : « pourquoi la vie est-elle si dure ? », « À quoi sert la vie ? », « Je vais finir ma vie toute seule » ou encore « personne ne m'aimera ». Je note au travers de nos échanges que c’est une jeune fille qui a peur du regard des autres et exprime une réelle souffrance en raison des difficultés qu’elle rencontre à être en lien avec autrui. Cela l’attriste, car elle aimerait nouer des liens solides d’amitié. Établir un contact avec un groupe est une démarche épuisante et génératrice d'angoisse pour elle. Ce que je tâcherai de faire comprendre à sa maman lors d’un entretien de suivi. En dehors de l'école, elle a deux amis avec qui elle partage sa passion pour les jeux vidéo. C'est l’unique moyen pour elle de s'évader, de se sentir « vivante », en somme une sorte d’exutoire lorsqu’elle rentre de l’école. J’entends à sa voix enjouée son enthousiasme (ce qui dénote totalement avec le reste du discours) suscité par l'explication des différentes missions de son jeu préféré, qu'elle accomplit avec brio et dont elle semble prendre plaisir à pouvoir m’en parler.
Du point de vue scolaire, c’est une bonne élève, elle a de bonnes notes et se passionne pour l’histoire. Pour autant, elle déteste se rendre à l’école, le contact avec ses camarades de classe et ses professeurs s’avère compliqué et difficile. Plusieurs fois, elle me répétera ad nauseam qu’elle ne comprend pas ce qu’elle fait à l’école, qu’elle ne devrait pas être là, mais plutôt à la maison. Ici se dessine son envie de vivre autre chose, mais la contrainte de la réalité est compliquée à gérer pour elle. Ce discours est en soi un thème que l'on retrouve fréquemment chez les adolescents qui viennent en consultation. Elle souffre d’une réelle difficulté à rentrer en contact avec les autres et à se faire une place. Elle m’expliquera que lors de la récréation elle se cache dans les toilettes pour ne pas être confrontée aux autres élèves et pour ne pas se retrouver toute seule alors que les autres sont en groupes. Quand elle essaie de parler à ses camarades et sa famille, elle se sent incomprise et par là même se met en retrait pour éviter la confrontation. Je perçois également son manque d’estime d’elle-même. Elle se décrit notamment comme un « sac qui se traîne » ou encore « se sent comme un fantôme ».
Pendant les séances, je n'ai pas beaucoup accès à sa relation avec son père, elle me dira qu'elle déteste aller chez lui, car il se moque constamment d’elle et plus particulièrement de son manque de féminité. Elle me confiera qu'elle se sent très affectée par les propos de son père. Je devine qu’il se sert de l'humour comme d'un mécanisme de défense. Il m’apparaît être maladroit et ne sait sûrement pas comment se rapprocher et parler avec sa fille. En effet, il la taquine tout le temps sur son physique, mais aussi lors d'annonces sérieuses, pour sûrement minimiser la nouvelle et s’en protéger. Alice se retrouve alors à ne pas lui répondre et même à l'excuser, car elle sait que c'est une plaisanterie.
De la relation avec ses frères, elle me dira à demi-mots que son frère cadet, n’est pas content qu’elle vienne me voir, car selon lui « aller voir un psychologue, c’est un truc de blanc, de faible ». Je remarque que ce sont les mêmes propos rapportés par sa maman lors du premier entretien. Alice cherchera expressément à me dire qu’il cherche à la protéger et qu’il est inquiet pour elle. De façon assez surprenante, il cache auprès de ses camarades de classe le fait que ce soit sa sœur et il ne lui parle plus lorsqu'il quitte le métro à proximité de l'école, préférant poursuivre son chemin seul. La relation du frère protecteur aurait nécessité une analyse plus approfondie, et ce, pour plusieurs raisons. D'une part, il veut apparemment la « protéger » et lui recommande de ne plus venir me voir (sans vraiment chercher à savoir si cela lui est bénéfique), et d'autre part, il dissimule le fait qu'Alice soit sa sœur. Elle me dira : « il a honte que je sois sa sœur ». Je suis assez décontenancée par ce qu'elle me dit et, peu importe que ce soit vrai ou non, j'essaie de traduire avec Alice ce qu'elle ressent par cette attitude. Elle a l'air détachée et stoïque quand elle m'en parle, comme si tout cela était normal, sans que cela l'affecte.
Alice abordera le thème de la mort à plusieurs reprises. Lors d'une séance particulièrement difficile, elle me révélera de manière directe qu'elle pense de plus en plus au suicide, provoquant aussitôt un signal d'alarme en moi. Même si ce type de discours est relativement fréquent chez les adolescents, il convient de ne pas le minorer ou le prendre à la légère. Cela peut être un appel à l'aide sans pour autant envisager de passer à l’acte. Le fait de parler de la mort peut sous-entendre une volonté affichée de vivre autrement. Toutefois, je m'assure qu'elle ne songe pas à agir et surtout qu'elle a des projets pour les prochains jours et qu'elle a bien noté notre rendez-vous de la semaine prochaine. Drory (2021) psychologue clinicienne, explique que la menace du suicide s’entend comme étant un appel à plus d’attention affectueuse, en rappelant : « qu’un désir de mourir est un appel à la vie ». Dans la mesure du possible, quand je suis confronté à ce genre de problématique dans mes consultations, je propose à l’adolescent de nous rencontrer de nouveau le lendemain.
À la fin de cet entretien, je déciderai la prochaine fois de lui faire passer l'échelle MDI-C, laquelle permet d’évaluer la dépression chez les enfants de 8 à 17 ans, offrant ainsi un accès à son monde émotionnel au travers de 8 dimensions (anxiété, estime de soi, humeur triste, sentiment d’impuissance, introversion sociale, faible énergie, pessimisme, provocation), permettant ainsi de voir les éléments dépressifs sur un continuum. Les résultats de cette échelle viennent confirmer mes premières hypothèses, Alice est au seuil de la dépression pathologique, ce qui veut dire qu’elle est plus proche d’une hospitalisation que la moyenne des jeunes filles de son âge. Je propose un rendez-vous de suivi thérapeutique à la maman et à Alice pour lui exposer le résultat de cette échelle et évoquer l'idée d'ajouter un tiers à la relation, en demandant à nouveau au pédopsychiatre qui ne l'avait pas suivie au-delà de leur premier rendez-vous, de pouvoir la rencontrer à nouveau. Je fais part à madame et à Alice de ces informations et cette dernière me donnera son accord pour revoir le pédopsychiatre. Lors de cette rencontre, nous abordons également le fait que je ne pourrai plus suivre Alice après le mois de juin, car je vais quitter la structure, mais je souligne que je vais en parler à une collègue du CLIPP pour qu’elle puisse continuer la prise en charge si elle le souhaite. Toutes deux étaient attristées de cette annonce. Néanmoins, il était important de commencer à en parler, car l'attachement au thérapeute peut devenir prépondérant et cela peut être vécu de manière brutale si ce n'est pas préparé en amont.
Sophrologie
Nous avons commencé les séances de sophrologie à la suite d'une consultation au cours de laquelle elle souhaitait vraiment essayer cette approche afin de se sentir moins anxieuse dans sa vie quotidienne et plus particulièrement dans sa relation avec les autres. Après lui avoir exposé le fonctionnement des séances et lui avoir précisé que nous prendrions le temps d'aller à son rythme, elle m’a donné son accord pour commencer. Ainsi, nous avons réalisé un total de 10 séances de sophrologie, dont le protocole est repris ci-dessous :
|
RD |
AIS |
Séance 1 |
Respiration abdominale Pompage des épaules |
Conscience de la respiration |
Séance 2 |
Pompage des épaules Exercice du cou Pantin |
Objet neutre Signe-signal |
Séance 3 |
Ancrage au sol Éventails Bras en V |
Lieu de ressource Signe-signal |
Séance 4 |
Ancrage au sol Rotation axiale Coup de poing Coupe |
SRS Pierre de confiance* |
Séance 5 |
Rotation axiale Cou « oui » et « non » |
Relaxation par les couleurs Souvenir positif |
Séance 6 |
Tra-tac Hémicorps Cou « oui » et « non » |
La bulle |
Séance 7 |
Cou « oui » et « non » Pompage des épaules Rotation axiale |
Relaxation autogène |
Séance 8 |
Hémicorps Pantin |
Ressource positive + l’arc |
Séance 9 |
Pousser les murs Souffle paisible |
Sophronisation du futur + l’arc |
Séance 10 |
Enracinement Doigts en griffe Éventails |
Séance du « Merci » |
Par souci de synthèse, je ne peux rapporter toutes les explications pour chaque séance. Malgré tout, je noterai ci-dessous les phases importantes qui ont été intéressantes dans son suivi en sophrologie.
L'objectif ici pour ces séances était principalement de se recentrer sur son corps, de se sentir à l'aise et détendue dans les situations sociales et d'augmenter la confiance en soi. J'ai adapté chaque séance en fonction de ses retours d'expérience en fin de séance et également par rapport à son retour sur sa semaine. Je reprends, en outre, avec mes patients une des RD que ceux-ci ont tout particulièrement pris plaisir à pratiquer pour pouvoir ensuite mieux les aider à les ancrer dans leurs quotidiens. De plus, elle a apprécié le signe-signal et je l’ai invitée après la séance 2 à l'utiliser à chaque séance dès qu'elle se sentait bien. Elle me rapportait que d’avoir une aide « matérialisée » par son geste s’est avéré être une sorte de béquille pour elle face à des situations anxiogènes.
Bien qu'elle me confiât son malaise corporel, elle n’a en réalité pas eu besoin de mots pour me le faire comprendre. Je l’ai perçue intuitivement par son expression corporelle, en particulier lors de la séance du pantin, durant laquelle son malaise était nettement perceptible. En effet, ses gestes furent en quelque sorte paralysés, ne parvenant pas à relâcher ses bras et ses pieds qui restèrent verrouillés au sol. Vers la fin de notre suivi, je tente à nouveau l'expérience de cette RD et j'observe cette fois-ci une jeune fille beaucoup plus relâchée au niveau des épaules et des bras. Je perçois qu’elle se délie de tous les nœuds corporels cristallisés en elle. Du reste, elle me dira qu'elle aime beaucoup cette RD et du côté des AIS, ses préférences vont pour le lieu ressource, la pierre de confiance et la bulle. Ses commentaires à la suite de ces séances étaient particulièrement longs, détaillés et je pouvais voir un sourire se dessiner sur son visage.
L’AIS « Pierre de confiance » est une séance extraite du livre de Bartoli (2010). Celle-ci consiste en quelques mots à imaginer une pierre (formes et couleurs au choix) qui deviendra sa pierre de confiance, elle devra la visualiser quand elle ne se sentira pas en confiance dans les moments de profond malaise avec les autres. Cela a très bien fonctionné pour Alice, qui me décrivait ainsi une pierre qu'elle associait à son jeu préféré. Il est important de noter que pendant les séances de thérapie, elle m'avait déjà parlé de certaines pierres caractéristiques de son jeu vidéo préféré, lesquelles utilisées par son personnage lui conférait des pouvoirs et la rendaient forte simplement en imaginant qu'elle les possédait. J'ai tout de suite pensé que cette AIS pourrait lui être utile, et ce fut le cas. Elle se sentait effectivement plus en confiance en ayant dans sa tête un objet en relation avec son sentiment de force, qu’elle avait associé à une expérience où elle s'était sentie particulièrement courageuse et débordante d’énergie.
Après la séance 10, la séance du « merci » a été particulièrement émouvante, des larmes ont coulé, elle était capable de verbaliser son ressenti plus précisément : "J'ai l'impression d'être sur un nuage, ça m'apaise" ou "Je me sens plus forte pour prendre mes décisions" ou encore "ça fait du bien de s'écouter".
Elle m'a également remercié pour cette année de suivi ensemble. À mon tour de la remercier pour la confiance qu'elle m'a accordée. Nous avons échangé des mots de gratitude et d'encouragement pour l'avenir en nous disant au revoir. J'aime à répéter à mes patients que le travail thérapeutique « se trouve dans l'être et non dans le faire », une phrase qu'elle m’a répétée lors de ce dernier entretien en me disant : « je la garde bien en tête ». Je notais également que les dernières séances avaient été marquées par une véritable métamorphose physique. J’avais en face de moi une jeune fille aux cheveux de jais, arborant toutes sortes de coiffures et vêtu de vêtements colorés plus ajustés au corps qui mettait en valeur ses courbes féminines, délaissant son bonnet et ses tenues amples et foncées.
Nous avons clôturé le suivi par trois autres rendez-vous pour bien prendre le temps de nous dire au revoir et pour que je puisse l'accompagner vers la fin de ce suivi et m’assurer qu’elle puisse utiliser cet espace et ce temps thérapeutique pour venir déposer ses mots, ses émotions, ses ressentis sur cette année de suivi et sur l’après.
- Hypothèses cliniques
Tout d’abord, au fil de nos rencontres, apparaît notamment le thème de la dissimulation, de ce qui est caché, des secrets. Effectivement, Alice le symbolise autant de manière physique que dans son comportement que par le mutisme dont elle fait preuve au sein de sa famille. Rappelons aussi l’attitude de son frère qui dissimulait l'existence de sa sœur à ses amis. De même, elle ignore tout de ce que sa mère et sa famille du côté maternel ont vécu au Rwanda. Au fond, comme si les choses dans cette famille ne pouvaient pas être révélées, devant être par précaution dérobées. Dès lors, la question du vécu traumatique transgénérationnel me questionne. Une abondante littérature scientifique existe sur des sujets tels que les évènements historiques traumatisants comme sur l'Holocauste, le génocide arménien et le génocide rwandais. Ces études scientifiques exposent que le simple fait d'être en contact avec des personnes traumatisées expliquerait que les générations qui n'ont pas vécu directement des situations de guerre souffrent de troubles psychotraumatiques au même titre que les victimes directes. Ce phénomène est appelé traumatisme secondaire et s'applique également aux professionnels qui sont exposés aux récits et au vécu des personnes traumatisées. Epstein (2012) montre clairement la façon dont la transmission des récits d’horreurs vécus par les parents ou les grands-parents marquent psychiquement les enfants, percevant à leur tour insidieusement ce qui se joue pour le ou les aînés traumatisés. Les silences, les non-dits et les secrets sont ressentis et vécus de la même manière et présentent le même impact sur l’enfant. À ce propos, Epstein (2012) précisera : « Leurs enfants dont tous sont nés après le génocide présentent une grave symptomatologie psychiatrique. On croirait plus aisément que ce sont eux, plutôt que leurs parents, qui ont enduré les atroces supplices de l’enfer. ». En effet, à la suite d'un évènement traumatique qui survient dans la vie d'un individu, et dont le choc envahit tout son entourage, la psyché familiale est affectée. Romano et al. (2007) indiquent que cette forme de traumatisme est décrite comme : « l'établissement en soi d'une partie de l'autre qui n'est pas reconnue comme telle ». Les traumatismes affectent le développement de la personnalité de la descendance et se manifestent, selon Epstein (2012), par des difficultés d'autonomie et un manque d'estime de soi. J'émets donc l’hypothèse que l'expérience traumatisante du génocide rwandais vécue par sa mère a dû contaminer le psychisme de la jeune Alice. De ce point de vue, je trouve pertinent de relier cette hypothèse au concept de traumatisme transgénérationnel transmis comme une forme d'héritage inconscient dont le contenu est inaccessible, inapproprié et irreprésentable. Les familles qui ont subi des traumatismes ont recours à des stratégies adaptatives susceptibles de fragiliser leur descendance. Selon Neuburger (2017), les symptômes exprimés par les familles traumatisées se manifestent par des difficultés à aimer et sont enclins à prendre beaucoup plus de risques pour se sentir exister que le commun des mortels. L’auteur note également la terreur du silence, dans laquelle les jeunes générations s'enferment et évitent de poser des questions à leurs aînés. Quant à ces derniers, ils sont toujours en proie aux souvenirs et aux sensations du passé et les maintiennent dans le présent tout en gardant la souffrance à vif. En tant que thérapeute évoquer la transmission des traumatismes est sans nul doute une façon importante d’entendre ce que les enfants de survivants ressentent et vivent au travers d’une expérience traumatique indirecte.
En poursuivant la recherche sur la littérature à ce sujet, des auteurs (Houzel, 2006 ; Epstein, 2012) soulignent avec intérêt que la transmission transgénérationnelle est une source de discontinuité psychique. En effet, sur le plan psychique, il s’agit d’un vide dans les représentations, d'où une absence de symbolisation qui s'opère. Ce qui n'est pas pensable pour une génération est transmis sans transformation à la génération suivante jusqu'à l'émergence de troubles qui justifient la demande de consultation. Alice aurait-elle été chargée de ce poids transgénérationnel pour venir combler le vide laissé par ce traumatisme, et de renoncer ainsi à l'achèvement de son processus d'individuation ? Le défi pour le thérapeute engagé dans la clinique traumatique est non seulement de rester en contact avec l'imprédictible, repérer les nuances et les paradoxes, se laisser surprendre, mais aussi de célébrer les ressources et l'inattendu.
Comme déjà mentionné, je fais aussi l'hypothèse d'importantes failles narcissiques. Alice est habitée par un sentiment de vide, d'ennui ainsi qu'un sentiment d'inutilité, de non-valeurs, présentant une forte dévalorisation de soi. En séance, elle semble être émotionnellement inhibée, comme si elle opérait une censure émotionnelle de sa détresse en offrant une image rassurante envers sa maman en lui répétant que « tout va bien », pour « ne pas l’inquiéter » comme elle me le dira très régulièrement. Se met-elle en scène à travers un faux-self (façade protectrice) ? Ou est-elle dans quelque chose de plus traumatique et qui pourrait faire penser à une forme de dissociation ? Malheureusement, je n'ai pas eu assez de séances avec elle pour approfondir certaines périodes de sa petite enfance, ce qui fait que beaucoup de points demeurent à éclaircir. Une de mes autres hypothèses cliniques était la présence d’une anxiété sociale (ou phobie sociale) qui est décrite dans la 5e version du Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux, et des troubles psychiatriques (DSM-5 ; American Psychiatric Association, 2013) comme étant une peur ou une anxiété intense de se confronter au regard vigilant d'autrui. En société, le fait de se trouver devant les autres constitue une source d'anxiété extrême : prendre la parole devant un groupe, peur d'être jugé négativement par les autres, craindre que son anxiété soit perçue (tremblement des mains, tremblement de la voix, rougissement, vomissement), crainte de perdre le fil de ses pensées et de ne pas trouver les mots pour dire ce qu'on a envie de dire. De telles situations génèrent une forte anxiété sociale et ceux qui en souffrent auront tendance à éviter ces situations ou à les vivre dans une forte préoccupation. Des troubles somatiques (mal de ventre, migraine) sont fréquemment présents en amont. Alice m'a fait part de telles plaintes, notamment de douleurs à l'estomac le dimanche soir avant de commencer la journée du lundi. La manifestation de l'anxiété sociale ne doit pas être ponctuelle, mais dure depuis plus de 6 mois et se manifeste dans les mêmes contextes sociaux. Notons que le degré et le type de peur et d'anxiété sont variables sur un continuum allant de l'anxiété anticipée à l'attaque de panique. En outre, la détresse des personnes souffrant d'anxiété sociale est telle que cela perturbe leur fonctionnement social et scolaire. C'est notamment le cas d'Alice, dont les excellents résultats scolaires de l'année dernière ne faisaient que décliner depuis septembre.
Tous ces éléments ont été discutés directement avec Alice et sa maman. Alice savait qu’elle aurait aussi la possibilité de continuer avec une autre thérapeute du service et de retourner voir le psychiatre si elle en ressentait le besoin. La maman d’Alice était heureuse pour sa fille de pouvoir bénéficier d'un espace thérapeutique pour y déposer tout ce qu'elle avait en elle, en sachant qu'elle était soutenue dans ses difficultés. Madame sera par ailleurs rassurée et soulagée de connaître mes observations et d’avoir eu quelques entretiens de suivis thérapeutiques avec sa fille. J’utilise ces moments pour faire un retour aux parents de mes patients ce qui me semble essentiel pour assurer la continuité du suivi, pour faire part de mes indications, de pouvoir éclaircir des zones d’ombres et surtout pour répondre à leurs questions (secret professionnel oblige, lors de la séance précédente, je prépare toujours cet entretien avec l'enfant ou l'adolescent afin de savoir ce qu'il souhaite dire ou ne pas dire.). Ces entretiens se révèlent bien souvent très précieux pour l’enfant également. D’autant dans la plupart des cas les patients et leurs parents savent au fond d'eux-mêmes ce qui ne va pas et le fait de l'entendre de la part d'un professionnel est pour eux un véritable soulagement, car cela confirme ce qu'ils savaient « inconsciemment ».
- Conclusion
Pour finir, je tiens à préciser que mon mandat de psychologue stagiaire tout comme le contexte hospitalier m'ont amenée à mélanger sophrologie et consultation de psychologie. Avec les plus jeunes enfants, je me permets de mélanger les deux puisqu'avec eux j’utilise beaucoup de médias thérapeutiques dont certains exercices de sophrologie. Cependant, avec les adolescents, à mon avis, il en va différemment et encore plus avec Alice qui avait besoin de séances pour pouvoir déposer son vécu. Il était parfois difficile pour elle de ne pas avoir une séance pour pouvoir exprimer uniquement son vécu. Elle me le dira au début des séances de sophrologie et je reconnais que dans ce cas précis, j’ai dû prendre le temps de bien différencier les deux moments entre consultation de psychologie et de sophrologie, car dans ma pratique professionnelle je mets un point d’honneur à respecter un cadre permettant ainsi d’assurer une structure au patient, c’est-à-dire soit proposer de la sophrologie soit des consultations psychologiques, mais surtout de ne pas tout mélanger. Auprès d’Alice, le travail thérapeutique a pu se faire, car l’alliance thérapeutique était bel et bien présente. Les séances de sophrologie lui ont permis de ne pas être dans un flot de paroles, mais d’être à l’écoute de son vécu intérieur, de ses sensations et de ses émotions. Pour autant, je constatais que lors des premières séances de sophrologie elle me parlait longuement des évènements de sa semaine en omettant de me parler de son expérience sophronique. Je ramenais celle-ci doucement vers son expérience qui se limitait au départ en quelques mots comme : « c'était bien » ou encore un faible « ça va ». J'ai respecté sa réserve et son refus de développer. Néanmoins, au fur et à mesure que les séances de sophrologie se succédaient, elle commençait timidement à me parler avec plus de clarté de ses expériences corporelles et de ses émotions. Je ne pouvais alors que l'écouter en ressentant une profonde satisfaction de voir se déployer les effets de la sophrologie et de l'alliance thérapeutique.
American Psychiatric Association. (2013). Diagnostic and statistical manual of mental disorders (5th ed.).
https://doi.org/10.1176/appi.books.9780890425596
Bartoli, L. (2010). L’art d’apaiser son enfant : Pour qu’il retrouve force et confiance en lui. Payot.
Drory, D. (2021). Au secours ! Je manque de manque : Aimer n’est pas tout offrir (2e éd.). DE BOECK SUP.
Epstein, H., & Nelson, C. (2012). Le traumatisme en héritage. Gallimard
Houzel, D. (2006). Le transgénérationnel dans la consultation de l'enfant. Perspectives Psy, 45, 19-24.
Neuburger, R. (2017). Les familles qui ont la tête à l’envers. Odile Jacob.
Romano, H., Baubet, T., Rezzoug, D., Giraud, F. & Moro, M. (2007).
Le miroir pétrifié : Destins du traumatisme psychique dans les familles confrontées à la guerre du Liban. L'Autre, 8, 119-135.